L’entreprise sur le modèle de la nature

Face aux défis du XXIe siècle, l’entreprise a besoin de nouveaux modèles. Et si elle s’inspirait du vivant ? La nature regorge en effet de solutions ingénieuses pour s’auto-organiser, coopérer et s’adapter. Du biomimétisme organisationnel à l’entreprise organique, explorons ces pistes inspirées du génie du vivant.

 

Biomimétisme organisationnel : s’inspirer des systèmes naturels

 

Plutôt que la conception mécanique traditionnelle, partir des formidables leçons du vivant : processus itératifs, architectures réticulaires, efficience de la forme, cycles régénératifs… Comme l’explique Janine Benyus, la nature est notre premier livre de cours en termes d’auto-organisation, de synergie et de résilience.

 

Les leçons d’auto-organisation du vivant

Quand on observe le fonctionnement des écosystèmes naturels, on est frappé par leur capacité à s’auto-organiser de manière optimale, sans contrôle central ni planification rigide. Chaque élément, du plus petit au plus grand, semble trouver spontanément sa place et son rôle dans un vaste réseau d’interactions dynamiques.

C’est le cas par exemple des colonies de fourmis, capables de coordonner des tâches complexes (construction du nid, recherche de nourriture, défense…) sans chef d’orchestre. Ou encore des bancs de poissons, qui maintiennent une cohésion parfaite grâce à des règles d’ajustement individuel très simples.

Sans parler des murmurations des étourneaux dont on voit régulièrement des images sur les réseaux sociaux tant cela est beau, inspirant et souffle un vent de liberté et de confiance. Que peut-on en tirer comme enseignement ?

  • Émergence : Les mouvements collectifs harmonieux et coordonnés des murmurations émergent spontanément des interactions locales entre les oiseaux, sans qu’il y ait de chef d’orchestre ou de plan prédéfini. C’est une propriété émergente du système.
  • Règles simples : Chaque oiseau suit des règles simples : garder une distance optimale avec ses voisins, aligner sa vitesse et sa direction sur eux, et éviter les prédateurs. De ces règles individuelles simples émerge un comportement collectif complexe et adaptatif.
  • Adaptation : Les murmurations s’adaptent en temps réel aux perturbations de l’environnement (vent, présence de prédateurs…). Cette adaptabilité résulte de la réactivité de chaque oiseau aux changements perçus, sans vue d’ensemble du système. La confiance de chaque membre dans les autres est puissante.
  • Résilience : Même si certains oiseaux quittent la murmuration ou si le groupe est momentanément perturbé, le comportement collectif se reconfigure rapidement grâce aux interactions locales entre les individus restants.
  • Efficience : Les murmurations permettent aux oiseaux de se protéger des prédateurs et d’optimiser leur vol de manière remarquablement efficiente, en tirant parti des vortex créés par leurs voisins.

Bien sûr, la transposition aux organisations humaines n’est pas directe et doit tenir compte des spécificités humaines (conscience de soi, émotions, culture…). Mais les murmurations d’oiseaux restent une source d’inspiration et de réflexion passionnante pour penser le management et l’organisation autrement, à la lumière des principes du vivant. Elles peuvent inspirer les organisations humaines : favoriser l’autonomie et les interactions locales plutôt que le contrôle centralisé, définir des règles simples alignées sur une vision partagée, valoriser la réactivité et l’adaptation plutôt que la planification rigide, la favoriser en créant un climat de confiance et de sécurité psychologique… Autant de pistes pour gagner en agilité et en résilience dans un environnement complexe et changeant.

 

Comme l’arbre, l’entreprise est un être collectif

Le botaniste Francis Hallé bouleverse notre regard sur les arbres. Pour lui, l’arbre n’est pas un simple individu mais un « être collectif », une colonie d’agents interdépendants (feuilles, branches, racines…) qui coopèrent sans contrôle centralisé. Cette intelligence distribuée invite à repenser notre rapport au vivant et aux organisations humaines.

Tout comme l’arbre n’est pas un simple individu mais un être collectif, une colonie d’agents en interaction, l’entreprise peut être vue comme un écosystème complexe, une communauté d’acteurs interdépendants. De même que chaque feuille, chaque racine, chaque branche contribue à la vie de l’arbre tout en dépendant de lui, chaque collaborateur, chaque équipe, chaque service participe à la vie de l’entreprise tout en étant influencé par elle.

Cette vision invite à dépasser l’opposition entre l’individu et le collectif, pour penser leur relation en termes de symbiose et de coévolution. Dans un arbre, il n’y a pas de contrôle centralisé, pas de « cerveau » qui déciderait pour l’ensemble, mais une intelligence distribuée, une coordination émergente à partir des interactions locales. De même, l’entreprise peut gagner en agilité et en résilience en favorisant l’autonomie et la responsabilisation de chacun, dans un cadre de confiance et de vision partagée.

L’arbre nous enseigne aussi l’importance de la diversité et de la coopération. Dans une forêt, les arbres de différentes espèces s’entraident, communiquent par leurs racines, échangent des nutriments. Ils sont plus résilients ensemble que seuls. De même, une entreprise qui valorise la diversité des profils, des compétences, des idées, et qui encourage la coopération transversale, sera plus innovante et adaptative.

Autre leçon de l’arbre : l’enracinement et l’ouverture. L’arbre plonge ses racines dans le sol pour y puiser force et stabilité, tout en déployant ses branches vers le ciel pour capter la lumière et s’adapter à son environnement. L’entreprise aussi a besoin de racines – ses valeurs, sa raison d’être, sa culture – et d’ouverture – vers ses parties prenantes, son écosystème, en écoutant les bruits du monde.

Enfin, l’arbre nous invite à penser le temps long, celui des saisons et des générations. Il ne croît pas de façon linéaire et prévisible, mais par cycles, avec des phases de croissance, de dormance, de renouvellement. Il dure en s’adaptant en permanence. De même, l’entreprise résiliente est celle qui sait épouser le rythme du vivant, se transformer au fil des cycles économiques et des évolutions sociétales, penser sa performance sur le temps long, au service des générations futures.

 

La synergie, clé de l’efficience écosystémique

Autre caractéristique frappante du vivant : sa formidable capacité à créer des synergies, c’est-à-dire des coopérations mutuellement bénéfiques où le tout est supérieur à la somme des parties. Les exemples abondent, des coraux aux forêts en passant par notre propre microbiote intestinal.

Ainsi, dans une forêt mature, chaque espèce joue un rôle complémentaire (captation de l’énergie solaire, fixation de l’azote, recyclage de la matière organique…) qui optimise le fonctionnement global. Les arbres coopèrent même entre eux via le réseau mycorhizien, s’échangeant des nutriments et des informations.

C’est cette intelligence synergétique que nos entreprises gagneraient à cultiver, en décloisonnant les services, en favorisant les fertilisations croisées, en mutualisant les ressources. Tout l’enjeu est de casser les silos pour créer des écosystèmes coopératifs, où chaque partie prenante contribue et bénéficie de la performance collective.

 

La résilience, ou l’art de rebondir face aux chocs

Enfin, les écosystèmes naturels démontrent une résilience exceptionnelle, c’est-à-dire une capacité à absorber les perturbations et à se régénérer après un choc. Les exemples de forêts dévastées qui rejaillissent de leurs cendres, ou de récifs coralliens qui se reconstituent après une marée noire, sont éloquents.

Cette résilience repose sur plusieurs facteurs clés : la redondance (chaque fonction est assurée par plusieurs espèces), la modularité (des sous-systèmes relativement autonomes), la diversité (une grande variété génétique et fonctionnelle), l’autoréparation (des mécanismes d’auto-guérison)…

Autant de principes dont nos organisations, souvent trop uniformes et spécialisées, pourraient utilement s’inspirer. Il s’agirait de cultiver la diversité des profils et des compétences, de favoriser la polyvalence et l’agilité des équipes, de décentraliser la gouvernance… En un mot, de construire une résilience organisationnelle, pour résister aux crises de plus en plus fréquentes.

Ou comme le dit Rémi TREMBLAY de La Maison des Leaders : laisser passer la vie à travers nous.

 

Entreprise décentralisée et auto-organisée

Exit la pyramide hiérarchique et les process tayloriens. La vie s’organise en réseaux distribués, intelligences collectives d’ « essaims » capables d’initiatives locales coordonnées. L’entreprise se conçoit dès lors comme un écosystème semi-autonome et émergent de petites équipes pluridisciplinaires.

Dans la nature, il n’y a pas de « chef » qui contrôle et planifie tout d’en haut. La coordination des actions se fait de manière distribuée, par des ajustements mutuels et des boucles de feedback locales entre les différents acteurs.

Transposé au monde de l’entreprise, ce principe invite à repenser radicalement nos organisations pyramidales héritées du taylorisme industriel. Plutôt que des ordres descendants, une stricte spécialisation des tâches et des silos étanches, il s’agit de faire confiance à l’intelligence collective d’équipes polyvalentes et responsabilisées.

Concrètement, cela peut se traduire par :

  • Un découpage de l’entreprise en petites unités autonomes et pluridisciplinaires, de 5 à 20 personnes, avec une grande latitude décisionnelle.
  • Un fonctionnement en mode « projet » ou « mission », où les équipes se forment et se recomposent en fonction des besoins, comme une nuée.
  • Une coordination horizontale par ajustements mutuels, dialogues directs entre équipes, rituels courts…
  • Un management de « jardinier » qui se met au service des équipes, facilite leur travail, apporte coaching et ressources, plutôt que de décider à leur place.
  • Des outils numériques collaboratifs qui permettent de fluidifier la circulation de l’information et les prises de décision collectives : réseaux sociaux d’entreprise, forums, bases de connaissances partagées…

L’enjeu est de créer les conditions pour que les solutions émergent « du terrain », de ceux qui sont au plus près des réalités, plutôt que de vouloir tout anticiper d’un hypothétique sommet. C’est le passage d’une logique « command and control » à une logique « sense and respond », bien plus adaptée à un monde volatile et imprévisible.

Bien sûr, ces principes de décentralisation et d’auto-organisation ne signifient pas l’absence totale de structure ou de leadership. Dans la nature aussi, il y a des « architectures », avec des niveaux d’organisation emboîtés, et des formes de « pilotage ». Mais ces strates sont beaucoup plus plates, perméables et évolutives que dans nos organisations humaines classiques. Elles servent l’autonomie plutôt que de la contraindre, elles servent la mission plutôt que l’égo.

C’est tout le défi de ce nouveau paradigme bio-inspiré : trouver le bon équilibre entre liberté et alignement, agilité et cohérence, auto-organisation et cohésion. Un équilibre à réinventer en permanence, au fil de la croissance et des apprentissages. Mais la promesse est immense en termes d’engagement, de créativité et de résilience collective.

 

Un changement culturel majeur

Le passage à une entreprise véritablement biomimétique, décentralisée et auto-organisée, ne peut se faire sans une profonde évolution des cadres culturels, juridiques et managériaux qui régissent actuellement nos organisations. C’est en effet tout un écosystème de normes et de pratiques qu’il faut réinterroger et transformer.

Sur le plan culturel, c’est une révolution des mentalités qui est nécessaire. Nous sommes encore largement imprégnés d’une vision mécaniste et hiérarchique de l’entreprise, héritée de l’ère industrielle. L’idée qu’une organisation puisse fonctionner sans chef, sur la base de l’intelligence collective, reste contre-intuitive pour beaucoup. Il faut donc un immense travail de pédagogie et d’acculturation pour faire évoluer les représentations.

Cela passe par la formation, dès l’école, à de nouveaux modèles de leadership et de collaboration. Par la mise en avant d’exemples inspirants, qui montrent que c’est possible et performant. Par des expérimentations à petite échelle, qui permettent de vivre concrètement ces nouvelles façons de travailler. Bref, par un changement progressif mais profond des imaginaires, pour légitimer et désirer cette évolution.

Au niveau juridique aussi, il faut faire bouger les lignes. Nos cadres légaux sont encore très marqués par une approche « command and control » : l’employeur est responsable de tout, les salariés sont subordonnés, les règles sont fixées d’en haut… Autant de principes qui freinent l’émergence d’organisations distribuées et fluides.

Il est donc urgent d’inventer de nouvelles formes juridiques, plus adaptées à l’entreprise en réseau. Cela peut passer par l’assouplissement du lien de subordination, la création de statuts hybrides entre salariat et entrepreneuriat, la reconnaissance de la gouvernance partagée…

Enfin, c’est tout le management qui est à réinventer. La fonction et la posture des « managers » doivent être repensées en profondeur. Il ne s’agit plus d’encadrer et de contrôler, mais d’animer et de servir des collectifs autonomes. Cela suppose de nouvelles compétences : intelligence émotionnelle, communication non violente, facilitation, coaching… Ainsi que de nouveaux outils pour faire vivre la collaboration à grande échelle : réseaux sociaux, forums, bases de connaissances partagées…

C’est donc une véritable « ingénierie de la confiance et de l’intelligence collective » qu’il faut développer, à la fois dans les cursus de formation initiale des managers et dans l’accompagnement des entreprises. Un nouveau corpus de savoirs et de pratiques, à la croisée des neurosciences, de la systémique, de la médiation…

On le voit, le chantier est immense et multidimensionnel. Il faut avancer sur tous les fronts à la fois – culturel, juridique, managérial – pour créer les conditions d’un véritable changement de paradigme. Et cela ne peut se faire qu’en mobilisant toutes les parties prenantes : pouvoirs publics, partenaires sociaux, écoles, chercheurs, entreprises innovantes…

C’est un défi collectif et sociétal, qui nous concerne tous. Car c’est bien un nouveau contrat social qu’il s’agit d’inventer, autour d’une vision partagée de l’entreprise comme un commun vivant, au service du bien-être de tous et de la planète. Un horizon qui peut sembler lointain, mais qui est à notre portée si nous savons coopérer et faire preuve d’audace !

 

Nathalie Bardouil, Docteure en psychologie, présidente d’Opus Fabrica

 

 

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